L’immigration vue par « Le Monde », l’humain malgré tout
C’était un temps où l’immigration symbolisait tous les espoirs : la reconstruction d’un pays en ruine, la vitalité démographique pour une France chancelante, sa prospérité future. Lorsque Le Monde prend son envol, le 19 décembre 1944, l’Europe est dévastée, et personne ne considère l’immigration comme un « problème ». C’est une nécessité absolue. « La France se propose d’accueillir 2 millions d’étrangers en dix ans ». Il n’est pas anodin que le premier article important sur le sujet, ainsi titré, ait été signé, le 17 octobre 1945, par Jacques Fauvet, futur directeur (1969-1982) du journal. Significatif aussi qu’il ait été surtitré : « Pour une politique d’immigration », cinq mots qui annoncent, sur ce sujet, le message du Monde.
Feuilleter les milliers d’articles depuis lors consacrés à ce thème n’est pas un voyage de tout repos. Le contexte géopolitique et l’état de l’économie ont varié. La perception des étrangers aussi : comme de la « main-d’œuvre » pendant les « trente glorieuses », comme une population nouvelle ensuite. Aux Italiens, aux Polonais, ont succédé les Nord-Africains, les Portugais, puis les Africains et les Asiatiques.
Les « travailleurs immigrés » des années 1970 s’appelleront « immigrés » au cours des décennies 1980-1990, souvent « migrants » à partir des années 2000. Question périphérique éloignée des grandes joutes politiques pendant les quatre premières décennies de la vie du Monde, l’immigration en est devenue l’un des sujets majeurs, récurrent depuis les années 1980. Lire quatre-vingts ans d’immigration dans Le Monde, c’est aussi dérouler le fil d’une mutation historique dont le journal a lui-même été acteur : la décolonisation.
De cela, il n’est pas question lorsque Jacques Fauvet inaugure, en page 4, la longue chronique de l’immigration. Que les « sujets » de l’empire puissent s’installer dans l’Hexagone n’est guère envisagé. Il s’agirait d’une migration intérieure. « On ne saurait appeler immigrés les nombreux Algériens qui viennent travailler en France », jugera Le Monde après l’instauration, en 1947, de la libre circulation entre les départements français d’Algérie et la métropole pour les musulmans d’Algérie.
Des « migrants », le nouveau spécialiste a une vision liée à son histoire personnelle : il a fait son entrée au Monde en juin 1945, avec deux remarquables reportages dans la « zone russe » de l’Allemagne où il a lui-même erré après sa libération de l’Oflag IV-D (camp d’officiers prisonniers de guerre essentiellement français, de 1940 à 1945, en Allemagne). Embauché pour couvrir trois rubriques – la religion, l’université et les prisonniers –, c’est par le biais de ces derniers qu’il entre dans le sujet de l’immigration. « Plus de 100 000 prisonniers allemands sont occupés dans les campagnes de France » et 18 000 dans les houillères du Nord. Jacques Fauvet raconte leur étrange situation, entre haine, besoin criant, et crainte des travailleurs français d’une concurrence. S’inquiétant de la mortalité dans les camps français où sont détenus ces prisonniers, il proclame qu’« un prisonnier, même allemand, est un humain », dans un titre (le 1er octobre 1945) qui résume l’humanisme chrétien sur lequel s’est fondé le journal.
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