« Le Monde » et l’Europe, une histoire française


En affirmant à la Sorbonne, le 25 avril, que « l’Europe peut mourir », Emmanuel Macron a cité « Paul Valéry [1871-1945], [qui] disait, au sortir de la première guerre mondiale, que nous savions désormais que nos civilisations étaient mortelles ». Le président de la République aurait pu choisir une autre référence, moins philosophique mais plus récente : un article du premier directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry (1902-1989), paru dans l’hebdomadaire catholique Temps présent, le 29 juin 1945, trois jours après l’adoption de la Charte des Nations unies à San Francisco. « Elaboré à Dumbarton Oaks, retouché à Yalta, défini sur les rives du Pacifique, ce document illustre assez bien le déclin de l’Europe. Ni le Portugal, ni l’Espagne, ni l’Italie, ni la Suisse, ni la Suède, ni l’Allemagne évidemment n’y ont participé. Et la France, promue, après la Chine, au rang de grande puissance, n’a joué dans l’affaire qu’un rôle tardif et, à tout prendre, assez secondaire. Que cette situation ne soit pas sans appel, on veut bien le croire, mais si les regroupements et les redressements indispensables se faisaient trop attendre, l’Europe pourrait perdre jusqu’à son nom. »

Beuve-Méry a alors 43 ans, et s’il s’inquiète de l’avenir de l’Europe, ce n’est pas pour rien. Le fondateur du Monde reste profondément marqué par la décennie qu’il a passée comme correspondant à Prague, de 1929 à 1939, notamment du Temps, le quotidien français alors le plus lu à l’étranger, considéré comme le porte-parole officieux du Quai d’Orsay. Dix ans pendant lesquels il a vu les Etats d’Europe centrale et orientale s’enferrer dans des rivalités funestes, créant un dramatique appel d’air pour les visées expansionnistes de l’Allemagne nazie. Dix ans qui ont forgé chez lui une conviction : l’Europe, pour survivre, doit s’unir.

Ce qui lui fit écrire dans la revue Esprit, en mars 1941 : « Quand l’avion se déplace à près de 1 000 kilomètres à l’heure, quand la radio transmet instantanément la même voix à tous les auditeurs de la planète, quand les mêmes images mouvantes s’emparent au même moment des sens et de l’imagination de millions de spectateurs, il ne peut être question de changer à tout bout de champ de régime, de monnaie et de train. C’est dire que des principes qui furent longtemps des assises de l’Europe – la souveraineté absolue des Etats petits ou grands, l’équilibre européen, le droit de neutralité – doivent céder la place à un aménagement plus ordonné du continent. »

En lisant ces lignes, on comprend pourquoi Le Monde a failli s’appeler Le Continent, l’un des deux autres noms – avec L’Univers – entre lesquels Beuve-Méry a hésité quand Pierre-Henri Teitgen (1908-1997), le ministre de l’information du général de Gaulle, l’a sollicité, en octobre 1944, pour lancer un nouveau quotidien sur le modèle du Temps, qui s’était sabordé en novembre 1942 après quatre-vingt-un ans d’existence. Dans leur livre Le Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste (Seuil, 1979), les historiens Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard (1933-2023) font remarquer que « ces convictions européennes n’ont rien de surprenant, de la part d’un homme qui fut longtemps proche de la démocratie chrétienne ». En 1945, soulignent-ils, « elles ne sont d’ailleurs plus originales : si l’on met de côté le Parti communiste et le général de Gaulle, il y a dans la France de la Libération des hommes et des femmes pour estimer le nationalisme révolu et pour placer leur espoir dans une construction européenne ».

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