En Turquie, le ras-le-bol de la société contre les violences faites aux femmes

Lettre d’Istanbul

Lors d’une manifestation contre les violences faites aux femmes, à Istanbul, le 12 octobre 2024. Sur les panneaux sont écrits les noms de deux victimes récentes de féminicides, ainsi que les inscriptions « La résistance d’une femme est son héritage » et « Il n’y a pas de mort féminine suspecte, que de la violence masculine cachée ».

Cela ressemble à une lame de fond. Après une succession dramatique de cas de féminicides relayés dans la presse façon faits divers et délaissés quasi systématiquement quelques jours après, le débat sur les violences faites aux femmes en Turquie tend à changer, sinon de nature, du moins en intensité : depuis un peu plus d’une semaine, des manifestations spontanées ont lieu aux quatre coins du pays avec une mobilisation rarement atteinte. Dans les rues des villes moyennes, sur les campus universitaires, à Istanbul ou dans le Sud-Est, des milliers de Turcs, surtout des jeunes, expriment un sentiment de colère et un profond ras-le-bol devant l’inaction de l’Etat face à l’augmentation incessante des meurtres des femmes dans le pays.

Rien qu’au mois septembre, une femme est morte chaque jour des mains d’un homme, selon la Fédération des associations des femmes de Turquie, auxquels s’ajoutent six cas de décès dits « suspects ». Depuis le début de l’année, on compte ainsi 296 victimes de féminicides. Un chiffre en hausse comparé à 2023, où 315 femmes avaient succombé à la violence masculine, selon la plateforme « Nous stopperons les féminicides ». Au moins vingt-huit d’entre elles ont été tuées alors qu’une ordonnance de protection leur avait été accordée par les autorités.

Le déclencheur de cette mobilisation est le double meurtre d’Ikbal Uzuner et Aysenur Halil, le 4 octobre à Istanbul par un jeune homme de leur âge, 19 ans, ancien camarade de classe devenu harceleur et signalé à plusieurs reprises. En moins d’une heure d’intervalle, Semih Çelik a assassiné Aysenur chez elle en lui tranchant la gorge, puis il a tué Ikbal sur les murailles historiques de la ville, dans le quartier d’Edirnekapı, à Fatih. Il a décapité sa victime et jeté sa tête dans le vide. Lui s’est suicidé, sur place, en haut des remparts.

Les funérailles des deux jeunes femmes ont eu lieu le 5 octobre. S’ensuivit une déferlante de marches d’hommages tout le week-end et les jours suivant. Des groupes de défense des droits des femmes ont appelé à des rassemblements et des sit-in dans tout le pays, accusant les « politiques d’impunité » de la coalition islamo-nationaliste au pouvoir d’être à l’origine de cette violence masculine.

Partout des pancartes et slogans demandant à la Turquie de réintégrer la Convention d’Istanbul, un traité du Conseil de l’Europe visant à mieux lutter contre les violences faites aux femmes, dont le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan s’est retiré en 2021. Celui-ci entendait manifester, à l’époque, son désaccord avec la mention de la diversité des orientations sexuelles inscrite dans le texte, au motif que cela pourrait être instrumentalisé pour « normaliser l’homosexualité », qui est « incompatible avec les valeurs de la famille et celles de la société turque ».

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