Nadège Vezinat, sociologue : « Dans le service public, les brokers ont l’impression de ne plus être au service de l’usager »
La sociologue du travail Nadège Vezinat, autrice de l’ouvrage Le Service public empêché (PUF, 272 pages, 24 euros), souligne que, face à des conditions de travail dégradées, de nombreux agents ont la sensation de perdre le sens de leur mission.
Vous décrivez dans votre livre un service public « empêché ». Quels sont les mécanismes qui l’entravent ?
J’ai distingué au fil de l’ouvrage trois processus qui affectent le service public.
Tout d’abord la libéralisation européenne développée par une instance de régulation supranationale de plus en plus importante. Elle va favoriser la mise en place d’une logique de concurrence.
Deuxième mécanisme à l’œuvre : la marchandisation de l’intérêt général, avec le développement d’une exigence de rentabilité. Elle invite à avoir une grille de lecture purement économique du service public, avec une approche court-termiste, qui va invisibiliser la qualité du service ou des effets indirects de l’action menée – les traitements préventifs d’une pathologie peuvent par exemple permettre, à terme, de réaliser des économies.
Enfin, un troisième processus est à l’œuvre : les privatisations, qui impactent le statut des organisations. On observe un brouillage des frontières entre public et privé, ce qui contribue à faire perdre sa singularité au service public.
En conséquence, un décalage se crée entre les objectifs assignés aux agents du service public et ceux des usagers…
C’est ce que la sociologie interactionniste américaine appelle le « drame social du travail ». « L’urgence est plus grande d’un côté de la barrière que de l’autre », résume le sociologue Everett Hughes. Un usager ayant attendu plusieurs heures dans une préfecture ou aux urgences souhaite bénéficier d’une attention particulière, alors que l’agent qui fait face à une longue file d’attente va devoir traiter son cas en un temps très limité. Il peut même être parfois contraint par des indicateurs qui mesurent le temps passé face à chaque usager et lui signifient quand il faut traiter un autre dossier (par l’intermédiaire, par exemple, d’un clignotant de couleur).
Vous estimez qu’à côté de ce décalage croissant entre l’agent et l’usager apparaît également une rupture entre ce même agent et sa hiérarchie…
Les agents ne comprennent plus quel objectif ils doivent poursuivre et ont la sensation que les cadres éloignés du terrain imposent des orientations parfois aberrantes. Ils ont l’impression de ne plus être au service de l’usager – ce qu’ils considèrent comme leur vocation première – mais au service d’une institution qui tourne à l’envers, où leurs missions sont perçues comme coûteuses.
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