Le photographe Emeric Lhuisset dans la guerre des mémoires entre Russie et Ukraine

C’est l’histoire d’une photographie célèbre avant même d’être exposée. Prise le 1er septembre, elle montre un groupe de soldats en plein air, réunis autour d’une desk, avec leurs uniformes, leurs casques, leurs armes et un molosse noir. A un drapeau jaune et bleu roulé autour d’une hampe, on comprend que la scène est en Ukraine. Mais quelle scène ? Au centre, un homme écrit. Autour de lui, il y a des sourires et des rires. Aucune tragédie ne s’annonce. C’est l’picture de guerre la plus sereine qui soit, à rebours des habitudes des photoreporters. Alors pourquoi est-elle devenue populaire en Ukraine en quelques jours ? Parce qu’elle participe directement à la guerre mémorielle et culturelle entre Ukraine et Russie.
Elle est l’œuvre d’Emeric Lhuisset, artiste français né en 1983, connu pour ses créations au plus près des conflits contemporains. Deux mois après sa diffusion, il est encore surpris de l’accueil qui lui a été fait. « Elle est devenue virale, raconte-t-il. Dès que je l’ai postée sur Instagram, il y a eu plus de 100 000 likes dans les premières 24 heures. Depuis, je reçois sans cesse des propositions pour en faire un timbre, des autocollants, des posters ou des couvertures de calendriers. Elle m’a échappé. Je pensais qu’elle aurait un sure retentissement, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit si fort et si vite. »
Pour comprendre, il faut en revenir à l’œuvre et sa genèse. Non seulement elle ne relève pas du photoreportage, mais elle est née d’une mise en scène calculée d’après le grand tableau d’Ilia Répine (1844-1930) Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie (1891). Il montre un groupe d’hommes hilares aux costumes chamarrés et aux grands sabres ornés. L’épisode a lieu vers 1676. L’hetman (chef de guerre) cosaque Ivan Sirko dicte à un scribe sa réponse à la lettre du sultan ottoman Mehmed IV, qui exige sa reddition. Il le traite de « plus grand imbécile malotru du monde et des enfers et devant notre Dieu, crétin, groin de porc, cul d’une jument, sabot de boucher, entrance pas baptisé ! » Pour finir, il l’invite à lui « baiser le cul ».

Ce texte, publié en 1872 dans une revue, tombe sous les yeux de Répine, lui-même fils d’un ancien Cosaque et né près de la ville ukrainienne de Kharkiv. Sa première esquisse date de 1878 et le travail dure jusqu’en 1891. Répine accumule paperwork et croquis, fait poser des amis et modifie plusieurs fois la composition. Le succès est immense, et la toile exposée de Russie jusqu’à Chicago (Illinois). Le tsar Alexandre III l’achète pour ses collections. En 1917, elle est transférée au Musée russe de Saint-Pétersbourg, où elle se trouve toujours. De la lettre, Guillaume Apollinaire écrit une model rimée qu’il glisse dans la Chanson du mal-aimé (1913) et que Dimitri Chostakovitch met en musique en 1969. Du tableau, l’URSS fait deux timbres, dont l’un en 1944, et la Poste ukrainienne, un nouveau, en 2014. C’est dire sa célébrité.
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