Démantèlement de Fret SNCF : comprendre les raisons de la colère des cheminots

L’intersyndicale (CGT Cheminots, Unsa-Ferroviaire, SUD-Rail et CFDT Cheminots) a appelé à une grande mobilisation, jeudi 21 novembre, en opposition au démembrement de Fret SNCF prévu le 1er janvier 2025 et à la scission de la filiale en deux sociétés distinctes.

Les quatre principaux syndicatsdénoncent conjointement un « funeste plan » et du « dumping social », et envisagent un mouvement reconductible à compter du 11 décembre si aucune réponse n’est apportée à leurs revendications.

Mais le mouvement s’annonce peu suivi à la SNCF, avec quelques perturbations prévues jeudi sur des lignes régionales, et un trafic peu perturbé sur les lignes TGV. Les cheminots espèrent toutefois se faire entendre et réclament la mise en place d’un moratoire sur ce démantèlement. Une revendication balayée par le gouvernement.

Qu’est-ce que Fret SNCF ?

Autrefois connu sous le nom de SNCF Marchandises, Fret SNCF est la principale entreprise de transport de marchandises par rail en France. Longtemps en situation de monopole d’Etat, Fret SNCF demeure l’entreprise leader du fret ferroviaire en France, avec 50 % de part de marché en 2022. Depuis l’ouverture du secteur à la concurrence intervenue entre 2005 et 2006, une vingtaine d’entreprises ferroviaires se partagent aujourd’hui le marché.

Forte de 677 locomotives et 714 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023, la filiale compte près de 5 000 salariés. Elle fait par ailleurs partie des sept entreprises de l’alliance européenne du transport de marchandises en wagons isolés, Xrail, qui entend concurrencer le transport routier.

Pourquoi l’entreprise est-elle scindée en deux ?

Le démantèlement de Fret SNCF fait suite au « plan de discontinuité » négocié en 2023 par le gouvernement français avec la Commission européenne. Bruxelles avait ouvert une enquête reprochant à l’Etat français d’avoir soutenu financièrement la filiale de la SNCF entre 2007 et 2020 sans respecter les règles de bonne concurrence. Pour éviter un remboursement de 5,3 milliards d’euros d’aides publiques qui aurait conduit à la liquidation de Fret SNCF, Clément Beaune, alors ministre délégué aux transports, avait choisi la scission. Une décision prise alors que l’activité de la société était à l’équilibre depuis 2021, après des années de déficit.

Il a été décidé que Fret SNCF disparaisse le 1er janvier 2025 et laisse place à deux nouvelles sociétés distinctes :

  • Hexafret, chargé du transport de marchandises
  • Technis, chargé de la maintenance des locomotives.

Ces deux entités seront intégrées à Rail Logistics Europe, le pôle du groupe SNCF regroupant toutes les activités de fret et de logistique ferroviaires de l’entreprise

La scission de Fret SNCF prévoit la suppression de 10 % des effectifs. Au total, près de 4 500 cheminots doivent être répartis entre les deux nouvelles sociétés (4 000 salariés chez Hexafret, 500 chez Technis). Quant aux 500 salariés restants, ils ne seront pas licenciés mais proposés à d’autres entités du groupe, assure la SNCF. « C’est très dur pour les cheminots », a admis le président de Rail Logistics Europe, Frédéric Delorme.

Le processus prévoit aussi l’abandon à la concurrence de 23 liaisons ferroviaires de marchandises. Le plan vu comme une « liquidation » a mis en colère les salariés du secteur, fermement opposés à ce projet : « Alors que l’urgence climatique impose le développement du ferroviaire comme solution bénéfique à toutes et à tous, le gouvernement fait le choix du pire », a critiqué l’intersyndicale. Et de dénoncer « les conditions sociales des cheminots [qui] se dégradent alors que la concurrence, carburant du dumping social, s’accentue ».

Pourquoi Fret SNCF a rencontré des difficultés ?

Le secteur du fret, dont Fret SNCF représente l’acteur historique et dominant, connaît des difficultés structurelles depuis plusieurs années. Parmi celles-ci : la concurrence des trains de voyageurs, qui monopolisent les rails le jour, et des travaux de maintenance de nuit, qui limitent l’activité ; la charge de l’entretien du réseau ferroviaire, vieillissant en France, qui grève les budgets et la rentabilité de l’entreprise. « On a investi dans le TGV, c’était la grande priorité, tandis que des lignes classiques comme Clermont-Limoges-Toulouse ont été laissées de côté, et quand elles se dégradent pour les voyageurs, elles se dégradent aussi pour le fret », souligne Patricia Perennes, économiste spécialisée dans le transport ferroviaire et consultante au sein de la société de conseil Trans-Missions.

Illustration de cette équation impossible, ces dernières années, la SNCF a fermé ou très fortement réduit la voilure sur des liaisons de fret insoutenables financièrement. Ainsi de Volvic-Mont-Dore dans le Puy-de-Dôme, une ligne de 55 kilomètres vétuste exclusivement exploitée par un fournisseur de Volvic. Son entretien coûtait 1,2 million d’euros par an à la SNCF, pour seulement 23 000 euros de recettes.

Par ailleurs, comme l’avait noté en 2021 le ministre chargé des transports, Jean-Baptiste Djebbari, lors de la présentation d’un plan de soutien au fret ferroviaire, la perte du monopole pour l’opérateur historique a compliqué les choses :

« L’ouverture du secteur à la concurrence (…) s’est traduite en France par une déstabilisation de l’opérateur historique Fret SNCF, assortie de comportements non coopératifs entre acteurs (…). La libéralisation du secteur s’est ainsi révélée plus rapide et plus forte que la moyenne européenne, mais ceci s’est largement fait au détriment du développement global de la part modale du fret ferroviaire. »

Enfin, le rail fait face à la concurrence frontale du fret routier. Celui-ci est plus simple d’utilisation, avec son maillage fin d’autoroutes et de routes, et la possibilité de livrer à l’adresse précise. Il est plus adapté aux périssables ainsi qu’aux petits colis, de plus en plus nombreux avec l’explosion de la livraison à domicile par Amazon et consorts. Le train, lui, est plus adapté aux matières lourdes – poutrelles en acier, grain, bois, charbon… « Quand un pays se désindustrialise, naturellement, cela fait moins d’activités pour le rail », relève Mme Perennes – une spécificité française, comparée à l’Allemagne.

Le fret routier est également considéré comme plus fiable, car moins sujet aux retards et aux avaries de matériel. Il dispose par ailleurs d’aides d’Etat, comme les subventions au gasoil et les aides en faveur de la conversion à l’électricité des flottes de camions, qui le rendent plus compétitif, dénonce l’Association française du rail.

Vers une relance du fret ferroviaire ?

Pour atteindre les objectifs fixés de décarbonation des transports inscrits dans la loi Climat et résilience de 2021, le gouvernement entend doubler la part des marchandises transportées par rail d’ici 2030.

Les experts du secteur notent un changement culturel dans certaines entreprises soucieuses de réduire leur empreinte carbone, qui pourraient donc plus volontiers se tourner vers le fret et ainsi le relancer. Ce qui implique « qu’elles puissent se tourner vers des opérateurs efficaces, disposant d’infrastructures rénovées », note l’économiste Mme Perennes, soulignant que le fret se porte ainsi très bien aux Etats-Unis.

Or, la restructuration en cours risque d’abord de se traduire par « une déstabilisation du secteur, qui inquiète la filière depuis son annonce », relève l’ex-député communiste Hubert Wulfranc, rapporteur de la commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire de 2023. A commencer par l’incertitude autour de la période de transition liée à l’abandon des 24 principales liaisons ferroviaires à la concurrence allemande et belge notamment.

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